Interview de Sébastien Jumel, Directeur Développement, Innovation et Numérique chez Enedis

Écrit par Juliette Mariani, Journaliste énergie et rénovation le 13 février 2024 à 09:38 | Modifié le 21 février 2024 à 12:25
Temps de lecture : 9 min

Nous avons rencontré Sébastien Jumel, directeur Développement, Innovation et Numérique chez Enedis. Avec ses 38 000 salariés et ses 800 sites, Enedis, le plus grand réseau de distribution d’Europe, amène l’électricité sur 95 % du territoire national. 

Sébastien Jumel Enedis

Aujourd'hui, 95% du parc est équipé de compteurs Linky. Quel est le bilan général du programme ? Comment évaluez-vous les bénéfices des compteurs Linky vis-à-vis du coût du programme ? 

Effectivement, aujourd’hui, nous avons équipé environ 95 % du parc, avec près de 37 millions de compteurs déployés. Il reste un peu plus de 2 millions de foyers à équiper. Cela se fera progressivement, en profitant des interventions et des remplacements.

Le programme a été mené à bien dans les temps et dans le respect du budget alloué

En premier lieu, le programme fait réaliser des économies à Enedis dans un certain nombre de ses activités. L’économie la plus évidente est la relève des compteurs : auparavant, Enedis se déplaçait chez les clients deux fois par an, à l’intérieur de leur logement pour la moitié des compteurs. Cela générait beaucoup de coûts, de déplacements et de CO2. Aujourd’hui, le déploiement des nouveaux compteurs permet de télérelever massivement les index

Nous pouvons mesurer la performance de notre chaîne communicante, qui transfère les données des compteurs jusqu’à nos systèmes d’information. Les taux de réussite, fixés par la Commission de régulation de l'énergie (CRE), sont respectés, avec une fiabilité supérieure à 98 % pour les relèves

Les compteurs permettent également d’effectuer à distance des opérations qui nécessitaient auparavant de se déplacer. Par exemple, le changement de puissance. Un client qui a une puissance de 6 kW et a besoin d’un peu plus de puissance, car il a un nouvel équipement chez lui, devait auparavant prendre rendez-vous, attendre que quelqu’un vienne chez lui, cela coûtait du temps et de l’argent. Maintenant, cela se fait à distance très rapidement. 

Ces économies réalisées grâce aux compteurs rentabilisent le déploiement

Par ailleurs, les compteurs permettent à Enedis d’anticiper les problèmes sur le réseau. Les compteurs nous envoient des signaux sur l’état du réseau et la qualité de l’onde. Nous analysons ces signaux à l’aide du big data et détectons les zones où il pourrait y avoir un problème.

D’autres entreprises du secteur comme Hello Watt ou les fournisseurs utilisent ces données pour fournir aux particuliers des services de suivi de leur consommation

Savez-vous quel est le nombre de particuliers qui utilisent les données associées aux compteurs Linky ? Pouvez-vous savoir si les particuliers consultent régulièrement leurs données ?

Les données sont remontées dans nos systèmes informatiques et mises à disposition de deux catégories d’acteurs : les fournisseurs et les opérateurs de service.

Deux modalités techniques permettent à des tiers d’accéder aux données des compteurs. Les fournisseurs peuvent accéder aux données via le portail SGE (système de gestion des échanges). Les opérateurs de service peuvent également y accéder via une API (une interface de programmation d’application), avec le service Data connect d’Enedis,mais uniquement avec l’accord du client. 

Enedis peut mesurer une partie de l’accès aux données lorsque le client lui-même consulte ses données sur son espace privé sur le site d’Enedis, ce qui concerne environ deux millions de clients. Mais l’esprit même de notre activité de comptage est de mettre à disposition ces données à d’autres acteurs pour que les clients puissent les consulter. Ce sont donc principalement les fournisseurs d’énergie ou les opérateurs de service comme Hello Watt qui ont des données sur l’utilisation des données des compteurs. 

Ce que nous pouvons constater, c’est que les particuliers (eux-mêmes ou via un tiers) nous demandent de plus en plus d’accéder à leurs données de consommation. Elles sont remontées par Enedis sous la forme de courbes de charges, qui montrent l’évolution de la consommation d’électricité d’un foyer en kWh pendant une journée, à un pas de temps de 30 minutes. Cette remontée ne se fait pas par défaut. Il faut que le client en fasse la demande, ou qu’il donne son consentement à un fournisseur ou à un opérateur de service. 

Aujourd’hui, parmi nos 37,5 millions de clients, une dizaine de millions demandent cette remontée de leur courbe de charge

La remontée ne se fait pas en temps réel. Nous remontons les données à un pas de 30 minutes, à J+1. C’est donc le lendemain que le client peut regarder sa consommation de la veille, demi-heure par demi-heure, elle n’est pas remontée toutes les 30 minutes par Enedis. 

Enedis compteur Linky

Justement, aujourd’hui, les particuliers peuvent même demander une remontée à un pas de 10 minutes ? 

Oui, dans certains cas précis : quand des opérateurs de service vendent de la flexibilité, et ont besoin d’un pas de temps plus fin car ils ont des services de modulation ou d’interruption de la consommation situés à ces pas de temps. 

Une directive européenne va régulariser le pas au niveau européen : au 1er janvier 2025, le pas de temps passera à 15 minutes

Est-ce que le pas pourrait même descendre plus bas ?

Non, je ne pense pas, puisqu’il va être normalisé à 15 minutes. C’est un projet sur lequel nous travaillons depuis presque cinq ans. C’est un projet technique puisqu’il faut reprogrammer tous les compteurs. C’est aussi le résultat d’une très longue concertation avec tous les acteurs, RTE, les fournisseurs d’énergie, les opérateurs d’effacement…

Pensez-vous que les Français utilisent suffisamment les données fournies par Linky ? Ou bien reste-t-il du travail à effectuer ?

Comme je le disais, les Français utilisent beaucoup leurs données avec des millions de courbes de charge remontées. Je pense qu’aujourd’hui, tous les acteurs du système électrique, fournisseurs, opérateurs de service, se sont saisis du sujet, plus qu’il y a quatre ou cinq ans. La croissance des demandes témoigne de l’utilisation assez massive de ces données, souvent par l’intermédiaire d’un tiers

Est-ce que c’est assez ? Non, on peut toujours faire plus. Plus les personnes visualiseront et comprendront ces données, mieux ce sera. Nous les mettons à disposition pour encourager les comportements de sobriété

Chez Hello Watt, nous avons constaté que les utilisateurs qui suivent leur données parviennent à réduire leur consommation de façon assez importante : 15% en moyenne chez nos utilisateurs. Le constatez-vous également ? 

Nous ne produisons pas d’études permettant d’établir un lien direct entre la consommation d’énergie et le fait de consulter ses données. Enedis fournit des données de la meilleure qualité possible pour que vous puissiez les utiliser, mais nous ne connaissons pas l’usage qu’en font les clients finaux. C’est le travail des fournisseurs et opérateurs

Nous publions sur l’Observatoire français de la transition écologique (1) un baromètre de la consommation qui mesure semaine par semaine la réduction de consommation par segment de client, après correction des effets météorologiques. Ce baromètre nous permet de constater une baisse de la consommation générale. Mais nous ne pouvons pas aller dans le détail comme vous le faites pour savoir si les Français qui baissent leur consommation suivent leurs données sur une application. 

Vous occupez le poste de Directeur Développement, Innovation et Numérique, pouvez-vous nous révéler quels sont les grands chantiers actuels et à venir d'Enedis en matière de développement et d'innovation ? Et plus globalement, quels sont les grands défis actuels et à venir de la distribution d’électricité en France ?

Nous avons un défi commun : décarboner la France, ce qui implique de transférer de l’énergie issue du pétrole et du gaz vers de l’électricité. En 2050, l'électricité devrait représenter 55 % de la consommation d'énergie contre 25 % aujourd’hui. 

Nous aurons besoin de produire plus d’électricité décarbonée, qui passera dans des réseaux. Le réseau de distribution (Enedis) et le réseau de transport (RTE) sont la colonne vertébrale de cette transition.

En tant que distributeurs, nous allons être confrontés à un changement important du système électrique. Auparavant, nous avions quelques grandes centrales de production qui injectaient de façon descendante l’électricité dans les réseaux puis jusqu’au client. Maintenant, plus de 600 000 producteurs d’électricité, majoritairement renouvelable (photovoltaïque et éolienne), sont directement connectés au réseau. Il n’y a quasiment aucun site de production en autonomie, les sites en autoconsommation étant reliés au réseau pour évacuer le surplus de production. 

Le réseau fonctionne désormais dans les deux sens : alors qu’auparavant, nous écoulions l’électricité jusqu’au consommateur final, maintenant, le réseau récolte la production d’électricité partout sur le territoire et doit l’acheminer vers les consommateurs. 

Voici les ordres de grandeur à avoir en tête : 

  • depuis 10 ans, nous accueillions sur nos réseaux environ 2 GW par an d’énergie renouvelable, essentiellement photovoltaïque. Cela représente en puissance (pas en énergie) deux centrales nucléaires ;
  • en 2023, nous avons raccordé à nos réseaux 4,3 GW d’énergie renouvelable ;
  • en 2024, nous prévoyons d'en raccorder 5 GW ;
  • pendant les dix prochaines années, nous en raccorderons probablement 5 GW par an

Enedis est donc confronté à cet énorme défi : raccorder des centaines de milliers de nouveaux producteurs tous les ans aux réseaux pour que le système électrique puisse en bénéficier. Cela nécessite des investissements, la création parfois de postes de transformation, le déploiement de câbles jusqu’aux producteurs, leur raccordement, et l’exploitation de ces nouveaux réseaux dans les deux sens. 

Enedis raccordement panneaux solaires

Le deuxième défi est celui de la consommation. Nos usages vont massivement basculer du pétrole vers l’électricité, notamment toute la mobilité. 1,6 millions de voitures électriques ou hybrides rechargeables sont en circulation aujourd’hui en France. On en prévoit entre 7 à 8 millions en 2030, et entre 17 et 18 millions en 2035. Nous avons donc une dizaine d’années pour accueillir sur nos réseaux ces 17 à 18 millions de véhicules, raccordés à des bornes de recharge, elles-mêmes raccordées à notre réseau. 

Le raccordement se passe plutôt bien pour les maisons individuelles. C’est beaucoup plus compliqué dans les immeubles. Nous conduisons une action très spécifique pour aider les 300 000 immeubles collectifs en France pourvus d’un parking à recharger des véhicules électriques. 

La question se pose aussi pour les entreprises et la voie publique, notamment les autoroutes, avec la nécessité de charges rapides et puissantes pour les mobilités longues. 

Cela nécessite d’adapter le réseau, mais également de comprendre quand vont être chargés ces véhicules. Il faudra que les charges aient lieu au moment où le réseau, et surtout le système, soient le moins contraints possible. C’est ce qu’on a réussi à faire avec les ballons d’eau chaude qui se chargent majoritairement la nuit avec le système heures pleines / heures creuses. Il faudra qu’on arrive à faire la même chose pour les véhicules électriques. 

Parallèlement à ces défis de volumes (beaucoup d’énergies renouvelables et de véhicules électriques qui vont arriver), nos réseaux vont faire face à des défis d’adaptation. La transition énergétique et le réchauffement climatique vont impacter les réseaux, avec plus de chaleur, de pluie, de vent. On l’a vu en Bretagne avec les tempêtes Ciaran et Domingos. Nous devons travailler la résilience de nos réseaux

Pour répondre à ces défis, nous avons un programme d'investissements massif : 96 milliards d’euros d’ici 2040

96 milliards d’euros d’investissements, c’est énorme. Cela va-t-il avoir un impact important sur la facture des Français ?

Tout d’abord, ces montants sont très importants, mais sur des durées relativement longues. D’autre part, le réseau n’est qu’une partie du prix de l’électricité

Je ne peux donc pas vous donner l’impact sur le prix global, mais cette accélération de nos investissements aura, dans nos prévisions, un impact modéré sur le TURPE, le tarif d’utilisation du réseau public d’électricité, défini par la CRE. Le TURPE rémunère le réseau et représente environ 25 % du prix global de l’énergie. Nous faisons des simulations avec la CRE et sommes attentifs à ce que les investissements sur le réseau aient un effet très limité sur le TURPE

La question de l'effacement et de la flexibilité pour les particuliers revient régulièrement sur la table. Pensez-vous que l’effacement de consommation est appelé à se généraliser auprès des particuliers dans les prochaines années ? Quel rôle joue Enedis dans les mécanismes d’effacement ? 

L’effacement est la contrepartie naturelle de l’augmentation des énergies renouvelables sur le réseau. Leur avantage est d’être décarbonées. Leur inconvénient est d'être intermittentes, ou plus difficiles à piloter. Nous serons de moins en moins capables de prévoir la production, ce qui est assez nouveau. Historiquement, nous avons mené de gros travaux dans le système électrique pour prévoir la consommation. 

Jusqu’à présent, nous avions plus de facilité à adapter la production à la consommation. Mais plus la part des énergies renouvelables va augmenter, plus il sera difficile d’être précis sur la production disponible demi-heure par demi-heure. Donc oui, l’effacement, la capacité de demander l’arrêt de certains usages, devient très intéressant. 

Un mécanisme en place depuis longtemps est le pilotage tarifaire. Un signal est envoyé au client particulier pour l’inciter à moduler sa consommation : c’est ce qui a historiquement été fait avec le tarif Tempo ou heures pleines / heures creuses. Ce dispositif tarifaire s’accompagne ou non d’un lien automatique entre le signal et l’usage. Par exemple, dans le cas des ballons d’eau chaude, un signal prévient si c’est une heure creuse ou pleine. En France, 11 millions de clients ont souscrit un abonnement qui automatise l’arrêt de leur ballon en heures pleines et son redémarrage en heures creuses. 

Cependant, ce type de mécanisme est moins répandu pour d'autres usages. Dans une maison, le chauffage est le principal usage d’électricité, et il y aura bientôt les véhicules électriques. Nous pensons que le pilotage tarifaire pourrait se développer de manière efficace pour ces usages. Les véhicules électriques, idéalement, se chargeront pendant les heures creuses. 

Par ailleurs, certains clients se tournent vers des dispositifs plus élaborés et sont rémunérés lorsqu’ils effacent leur consommation. Ces types d’effacement ou de flexibilité sont très utiles au système. Mais le distributeur est moins impliqué dans la chaîne communicante. C’est l’opérateur qui transmet directement le signal à son client. Notre rôle dans ces mécanismes est une responsabilité de comptage : nous attestons que le client s’est bien effacé. Nous ne jouons pas le même rôle que dans le cas d’un pilotage tarifaire où c’est le compteur Linky, pour les particuliers, qui envoie le signal tarifaire chez le client. 

Les questions de cybersécurité sont de plus en plus préoccupantes, surtout lorsqu'il s'agit de systèmes énergétiques critiques. Comment Enedis aborde la question de la sécurité des données, en particulier dans le contexte des compteurs intelligents comme Linky ?

Tout le système de Linky a été pensé pour répondre à ces questions de sécurité. Tout est crypté à tous les maillons de la chaîne, dans les remontées vers nos concentrateurs et nos systèmes informatifs. Nous avons une zone sécurisée dédiée aux données Linky, avec un système de double cryptage, qui a fait l’objet de discussions avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI). Les données Linky sont dans un gros coffre-fort numérique, tout au long de la chaîne. 

Au-delà des données Linky, la cybersécurité est un sujet très important chez Enedis. Nous avons une équipe de spécialistes et des dispositifs mis en place avec les autorités, et notamment l’ANSSI. Les moyens les plus importants sont mis en place sur ce sujet. 

 

Note : 

  1. L’Observatoire français de la transition écologique. 
Juliette Mariani
Juliette Mariani

Journaliste énergie et rénovation

Juliette a rejoint Hello Watt en 2024 après des études de lettres et de marketing. Sa mission : vous tenir informés des dernières actualités du secteur de l’énergie dans les articles du blog Hello Watt.

Commentaires
Charuel
 - 13 février 2024

Bonjour

Mon électricité et a 12 kva j'aurais voulu qu'il soit a 9 kva Me Charuel Véronique

Juliette
Juliette
 - 16 février 2024

Bonjour Madame Charuel, 

Il faut vous adresser à votre fournisseur pour augmenter la puissance de votre compteur. Il transmettra la demande à Enedis qui se chargera de faire le changement de puissance, à distance si vous avez un compteur Linky, ou par le biais d'un technicien si vous avez un autre compteur. 

Je vous invite à consulter cette page pour en savoir davantage sur le changement de puissance

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